Espérance

Hilaire de Poitiers, dans son Commentaire aux Psaumes (118,15,7), rapporte la question qu'à grands cris de nombreuses personnes posent aux chrétiens: «Chrétiens, où est votre espérance?» Cette question doit être assumée par les chrétiens et par les Églises d'aujourd'hui comme leur étant directement adressée. Peu importe qu'elle puisse contenir des tons de suffisance ou de scepticisme: le chrétien sait que l'espérance, pour lui, est une responsabilité! Il est appelé à en répondre à quiconque lui en demande raison (1 Pierre 3,15: «soyez toujours prêts à répondre à quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous»). Cette responsabilité, aujourd'hui, est dramatique, et elle représente un des défis décisifs de l’Église: est-elle en mesure d'ouvrir des horizons de sens? Sait-elle vivre de l'espérance du Royaume que le Christ a fait éclore pour elle? Et sait-elle donner une espérance à des vies concrètes, ouvrir un avenir à des existences personnelles, montrer qu'il vaut la peine de vivre et de mourir pour Christ? Sait-elle appeler à une vie belle et heureuse, bonne et pleine, parce qu'habitée par l'espérance, à l'exemple de la vie de Jésus de Nazareth?
Ces questions ne peuvent pas être éludées, surtout aujourd'hui, alors que les horizons culturels révèlent une profonde tendance à l'asphyxie et qu'il est si difficile de formuler des espérances à long terme, capables de soutenir toute une vie.

Dans la «société de l'incertitude» (qu'a bien décrite Zygmunt Bauman), à une époque placée sous le signe de la «fin» (de siècle, de millénaire, de la modernité, des idéologies, de la chrétienté), en un temps que caractérise l'éclatement du temps, où même les rares espérances qui, avec fatigue, se fraient un chemin dans l'histoire sont irrémédiablement de brève durée, n'ont pas le temps de se consolider mais sont exposées à des démentis immédiats, la question: «Que pouvons-nous espérer?» résonne désormais d'une manière dramatique. Et il est frappant de constater que l'insistance sur l'avènement du nouveau millénaire s'accompagne, dans l’Église, d'une incapacité peureuse à frayer des chemins vers l'avenir, à indiquer des voies concrètes et vivables d'espérance et de mise en place de projets, à donner une espérance et à être une présence significative pour ceux, avant tout, qui ont dans l'avenir leur proche horizon: les jeunes.
On a l'impression que l'ennemi de l'espérance, aujourd'hui, est l'indifférence, le non-sens, ou à tout le moins l'inadéquation du sens. L'insistance même de la pastorale catholique sur la charité et le volontariat, hormis ses nombreux aspects positifs, comporte aussi l'aspect du repli sur le présent, sur l'aujourd'hui, sur l'action à accomplir à l'égard de celui qui est dans le besoin; le tout à l'intérieur d'un choix qui est pour un temps, qui peut toujours être revu, et qui n'engage pas l'avenir. C'est en face de tout cela que se situe la question: «Chrétiens, où est votre espérance?» Parce que la vertu théologale de l'espérance doit être visible, vécue, elle doit trouver un «où», un lieu: sinon elle est illusion et rhétorique!

Augustin, dans un beau texte, dit que «c'est uniquement l'espérance qui nous rend proprement chrétiens» (La Cité de Dieu 6,9,5). C'est-à-dire que la vie du chrétien n'est pas faite de choses et de réalités autres et nouvelles, mais que le croyant colore d'un sens nouveau et autre les choses et les réalités, ainsi que tous ses rapports. Le problème n'est pas tant de définir l'espérance, mais de la vivre. Bien sûr, on peut dire que l'espérance est «une lutte active contre le désespoir» (Gabriel Marcel), qu'elle est «la capacité d'une activité intense mais point encore dépensée» (Erich Fromm), mais elle est surtout ce qui consent à l'homme de cheminer sur la voie de la vie, d'être homme: on ne peut pas vivre sans espérer! Homo viator, spe erectus: c'est l'espérance qui maintient l'homme en chemin, en position droite, qui le rend capable d'un avenir.
Le chrétien trouve en Christ son espérance («le Christ Jésus, notre espérance», 1 Timothée 1,1), c'est-à-dire le sens ultime qui illumine toutes les réalités et les relations. En ce sens, l'espérance chrétienne est un puissant réservoir d'énergies spirituelles, elle est un élément dynamisant qui se fonde sur la foi dans le Christ mort et ressuscité.

La victoire du Christ sur la mort devient pour le croyant l'espérance que le mal et la mort, dans toutes les formes sous lesquelles ils peuvent se présenter à l'homme, n'ont pas le dernier mot. Le chrétien traduit pour cela son espérance par le pardon, attestant que le mal commis n'a pas le pouvoir de fermer l'avenir d'une vie; il traduit l'espérance en modelant sa présence au milieu des hommes sur la foi selon laquelle l'événement pascal exprime la volonté divine de salut pour tous les hommes (cf. 1 Timothée 2,4; 4,10; Tite 2,11); il traduit surtout l'espérance en vivant la logique pascale. Cette «logique» qui permet au croyant de vivre dans la fraternité avec des personnes qu'il n'a pas choisies; qui le rend capable d'aimer même l'ennemi, celui qui est antipathique, celui qui lui est hostile; qui l’entraîne à vivre dans la joie et dans la sérénité même les tribulations, les épreuves et les souffrances; qui le conduit vers le don de sa vie, vers le martyre. Si nous cherchons à voir aujourd'hui, dans l’Église, des récits autorisés de l'espérance chrétienne, c'est précisément vers les situations de martyre et de persécution que nous devons porter notre regard, Là, l'espérance de la vie éternelle, de la vie en Christ au-delà de la mort, trouve un de ses récits mystérieux, inquiétant, mais très concret et convainquant. Là apparaît crédible ce qu'Augustin, encore lui, a écrit: «Maintenant notre vie est espérance, alors elle sera éternité» (Commentaire aux Psaumes 103,4,17).

Tiré de Enzo Bianchi, Les mots de la vie intérieure, Paris, Cerf, 2000.