Acédie

Fresque, 1472  - San Fiorenzo de Bastia di Mondovì - Italie
Saint Antoine frappé par les démons

Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi

Comment combattre l'acédie? Avant tout en acceptant les limites constitutives de l'existence humaine

«Atonie de l'âme.» C'est ainsi qu'Evagre le Pontique, un moine du IVe siècle, définit l'akedía, ce mal dont le nom est pratiquement intraduisible dans une langue moderne et qui indique la situation de l'esprit accablé par un indisposition dont les nuances comprennent le dégoût de la vie, l'ennui, le découragement, la paresse, la somnolence, la mélancolie, la nausée, la réticence, la tristesse, la démotivation... Jean Cassien (IVe-Ve siècles) a transmis le mot à l'Occident dans la translittération latine acedia et Grégoire le Grand, plus tard, l'a identifié dans sa liste des vices capitaux avec la tristitia. L'acédie est, selon Evagre, un mal qui accable particulièrement les anachorètes (ceux qui mènent une vie monastique plutôt solitaire et retirée); en réalité, elle n'a été observée et reconnue avec acuité et lucidité que dans les milieux monastiques, mais il s'agit d' un «phénomène commun à toute l'humanité; c'est même le prix à payer pour être homme», affirme Gabriel Bunge, un éminent spécialiste d'Evagre.

L'acédie se manifeste comme une instabilité qui rend celui qui en est touché incapable d'avoir un rapport équilibré avec l'espace et le temps: on ne supporte pas de rester dans la solitude de sa cellule, on ne réussit pas à habiter son corps, à habitare secum, et l'on ressent l'écoulement du temps comme un poids épouvantable.

Evagre écrit: «L'acédie fait en sorte que le soleil apparaisse lent à se déplacer, voire immobile, et que le jour semble durer cinquante heures.» C'est une sorte d'asphyxie ou d'étouffement de l'âme, qui condamne l'homme à être malheureux, en le poussant à dédaigner ce qu'il a, la situation (de travail, affective, sociale) dans laquelle il vit, à en rêver une autre, hors d’atteinte. L'acédie le rend victime de peurs diverses (par exemple de maladies plus imaginaires que réelles), inefficace au travail, intolérant et incapable de supporter «les autres» (qui deviennent souvent la cible sur laquelle il décharge ses frustrations et son agressivité), impuissant à maîtriser les pensées qui se pressent dans son âme et le poussent au découragement, à une telle insatisfaction de soi qu'il se demande s'il n'a pas tout raté dans sa vie. Elle peut devenir un véritable état dépressif (le Catéchisme de l’Église catholique la définit comme «une forme de dépression due au relâchement de l'ascèse, à la baisse de la vigilance, à la négligence du cœur») dans lequel l'homme est tenté de réduire à néant sa vie passée (en rompant le lien matrimonial ou en abandonnant les vœux religieux ou en tout cas en «changeant») ou même de se donner la mort. L'acédie, écrit Isaac de Ninive, «fait goûter l'enfer».
Dans les descriptions monastiques anciennes, elle est le «démon de midi», qui frappe surtout au milieu du jour, durant les heures les plus chaudes et les plus pesantes de la journée (entre dix et quatorze heures), avant l'unique repas que les moines prenaient autour de quinze heures. On trouve ensuite des descriptions analogues, du moins en partie, chez Pascal et Baudelaire, Kierkegaard et Guardini, Bergson et Jankélévitch; par ailleurs, on a relevé ses apparentements avec certaines formes dépressives décrites par la psychologie.

Il est intéressant de remarquer que l'on a vu une analogie entre ce mal, qui frappe l'homme de préférence au milieu du jour, et la crise du milieu de la vie, qui s'abat justement sur l'homme entre trente-cinq et quarante ans. «Il semble qu'il y ait une cause biologique à la base de ce sens d'appréhension, de ces tourments interrogatifs, du manque d'enthousiasme que l'on rencontre auprès d'hommes et de femmes, peu après la trentaine. Est-ce cela, peut-être, l'état d'âme que les savants médiévaux appelaient accidia, le péché capital de paresse de l'esprit? Je crois que oui» (Richard Church). Les diverses formes de réaction face à cette crise sont du reste très semblables à celles qu'ont ceux qui sont victimes d'acédie: refus, refoulement, dévaluation de soi, attachement au pouvoir, rigidisme légaliste, dépression, excès dans la boisson et l'alimentation, étourdissement...
Mais comment combattre l'acédie? Avant tout en acceptant les limites constitutives de l'existence humaine: l'écoulement du temps et la réalité de la mort (les Pères monastiques exhortaient à la memoria mortis); mais aussi en assumant la responsabilité de notre vie passée, les incapacités et les imperfections qui nous habitent, par la persévérance, la patience (qui est l'art de vivre l'inachevé), une vie de relations, en occupant le corps par le travail actif, en se faisant aider (pour les Pères monastiques, par un «père spirituel»), enfin par la prière. Evagre donne en particulier un conseil: «Fixe-toi une mesure en toute œuvre.» On pourrait dire aussi: exerce-toi, en te donnant une règle, à devenir maître de toi-même.

  Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure, Paris, Cerf, 2000.