Prière de demande

WILLIAM CONGDON, Getsemani, olio su faesite, 1960
WILLIAM CONGDON, Getsemani, olio su faesite, 1960

Les mots de la vie intérieure
d'Enzo Bianchi
Par la prière de demande, le croyant s'élève au-delà de son besoin et le transfigure en désir, il met une distance entre soi et sa situation

La forme de prière la plus attestée dans l’Écriture, et à laquelle Jésus lui-même invite (cf. Matthieu 7,7-11; 21,22), est la prière de demande. Mais elle est aussi celle qui a posé le plus de problèmes à la tradition chrétienne, qui a souvent affirmé la supériorité, la plus grande pureté et perfection de la prière de louange et de reconnaissance: «Le genre principal de la prière est l'action de grâce» (Clément d'Alexandrie, Stromates VII,79,2). A une époque beaucoup plus proche de la nôtre, avant tout dans les années soixante et soixante-dix, cette forme de prière a connu une grave crise: la sécularisation, la maîtrise de la part de l'homme, grâce à la technique et à la science, de domaines qui échappaient auparavant à sa domination et qui étaient réservés à l'intervention de Dieu, ont disqualifié et rendu «sans objet» la prière de demande. Aujourd'hui, en revanche, on assiste à sa réémergence, souvent sous des formes non authentiquement évangéliques, qui la réduisent à une attitude magique, à une injonction adressée à Dieu, ressenti comme im-médiatement «disponible», un Dieu-mère qui aurait le devoir de satisfaire chaque besoin.

Dès lors, il faut avant tout affirmer que la demande, du point de vue anthropologique, n'est pas seulement quelque chose que l'homme fait, mais une dimension constitutive de son être: l'homme est demande, il est appel. Et cette dimension ne peut pas ne pas se manifester dans le prière: en elle, en effet, «quelle qu'en soit l'occasion spécifique, tout l'être est porté devant Dieu» (Heinrich Ott).

En s'adressant à Dieu par la demande, dans les différentes situations existentielles, le croyant — sans renoncer en rien à sa responsabilité et à son engagement — atteste qu'il veut toujours à nouveau recevoir de Dieu et de la relation avec lui le sens de sa vie et son identité; et il reconnaît qu'il ne «dispose» pas de sa propre vie. En ce sens, la prière de demande est certainement scandaleuse, en ce qu'elle heurte la prétention d'autosuffisance de l'homme. Mais en profondeur, derrière chaque prière de demande, pour autant qu'elle soit vraiment chrétienne, il y a une demande radicale de sens. Demande que le progrès technologique ne pourra jamais rendre dépassée et qui, directement, n'interroge pas seulement le croyant («qui suis-je?»), mais aussi le Dieu «en qui nous avons la vie, le mouvement et l'être» (Actes 17,28). Par la prière de demande, le croyant s'élève au-delà de son besoin et le transfigure en désir, il met une distance entre soi et sa situation, il établit une attente entre le besoin et sa satisfaction, il cherche à introduire un Autre dans la situation énigmatique qu'il est en train de vivre.
En ce sens, la prière de demande est éminemment «contemplative»: c'est la manière propre au croyant d'affirmer la seigneurie de Dieu sur le monde, sur les réalités créées. En somme, elle s'intéresse d'abord à la présence du Dieu auquel elle s'adresse, plutôt qu'à l'obtention d'un bienfait particulier. Elle est en effet compréhensible et faisable seulement au sein d'une relation filiale avec Dieu (Matthieu 7,7-11), relation qui, à son tour, n'est vivable que dans la foi (Romains 8,14-17).

Et c'est à l'intérieur et dans les limites de cette relation et de cette foi qu'il faut placer la prière de demande chrétienne: elle ne peut absolument pas être confondue avec la prière de demande commune à n'importe quelle autre forme religieuse, mais elle trouve sa norma normans dans la hiérarchie des demandes présente dans le Notre Père (où tout est ordonné à la requête: «Que ton Règne vienne»), et son critère incontournable dans la prière de demande du Fils, Jésus Christ, face au Père. La foi et la relation filiale vécues par Jésus, dans lesquelles il s'est adressé au Père par la demande, deviennent ainsi exemplaires pour le croyant. L'expérience de Géthsémani est significative: Jésus confesse Dieu comme «Abba, Père» (Marc 14,36) et, dans la confiance d'un tel rapport, il demande que passe «cette heure» (Marc 14,35), «cette coupe» (Matthieu 26,39), mais il soumet sa demande à cette restriction: «non pas ce que je veux, mais ce que tu veux» (Marc 14,36), «non pas comme je veux, mais comme tu veux» (Matthieu 26,39). Il y a donc un contenu (ce que) et une forme (comme) qui se synthétisent dans la croix et qui représentent la limite encadrant la prière de demande chrétienne. Prière qui se présente ainsi comme une lutte entre le croyant et son Dieu, comme une confrontation et une interaction entre deux libertés. Dans laquelle il est important de sauvegarder la liberté de l'orant, et donc de sa demande, et la liberté de Dieu, et donc de sa réponse; l'autonomie des lois naturelles et des réalités terrestres et la réalité de la présence spirituelle de Dieu dans le monde.
Chrétiennement entendue, cette prière n'est donc pas un expédient magique pour résoudre les énigmes de l'existence, pour éviter le côté négatif de la vie: elle sait, en effet, que dans le rapport avec Dieu il existe une dimension d'énigme qui ne peut être ôtée («Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?» Marc 15,34), et qui peut tout au plus se transformer en mystère à l'intérieur de la prière.

L’Écriture propose d'ailleurs d'orienter la prière chrétienne de demande en partant de la constatation que nous ne savons pas «que demander» (Romains 8,26): dans l'expérience personnelle de prière de chacun, au fil des années, il y aura pour cela un apprentissage à faire, pour apprendre à demander, à se mettre en relation de manière toujours plus adéquate avec le Seigneur, à demander «dans le nom du Seigneur» (Jean 14,13-14), non en notre nom. La prière de demande exige ainsi un discernement des besoins, une croissance dans la connaissance du Seigneur, une conversion constante à la volonté de Dieu exprimée dans sa Parole. Le but de la prière de demande n'est pas, en effet, que Dieu fasse notre volonté, mais que nous fassions la sienne (Matthieu 6,10)! Et cela exige la foi: «Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l'avez déjà reçu, et cela vous sera accordé» (Marc 11,24). Le don anticipe notre prière; l’exaucement de Dieu anticipe notre demande! Ce que Dieu nous a déjà obtenu, en effet, c'est le don du Fils, Jésus Christ! Dietrich Bonhoeffer écrit: «Tout ce que nous sommes en droit d'attendre de Dieu et de demander dans nos prières se trouve en Jésus Christ. Il nous faut essayer de nous introduire toujours plus intimement dans la vie, les paroles, les actes, les souffrances et la mort de Jésus, pour reconnaître ce que Dieu promet et ce qu'il réalise pour nous. (...) Dieu, en effet, réalise non pas tous nos désirs, mais toutes ses promesses, c'est-à-dire qu'il reste le Seigneur de la terre, qu'il maintient son Église et nous donne la foi toujours à nouveau, qu'il ne nous impose pas de fardeau trop lourd à porter, mais nous comble de sa présence et de son aide.» Dans cette optique, me semble-t-il, il apparaît clairement que la prière de demande est incontournable et qu'elle doit, en même temps, être constamment purifiée et évangélisée.

Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure , Paris, Cerf, 2000.