Joie

Huile sur faesite, cm 60 x 50
WILLIAM CONGDON, Christ ressuscité, 1966

La joie est donc coextensive à la foi chrétienne; elle n'est pas une possibilité, mais bien une responsabilité du croyant. Une responsabilité qui découle de l'événement pascal, par lequel Dieu a ressuscité Jésus Christ et a ouvert aux hommes l'espérance de la résurrection. Tout l’Évangile est compris entre l'annonce de la grande joie de la naissance du Sauveur à Bethléem (cf. Luc 2,10-11) et la joie qui explose à l'aube du premier jour après le sabbat, le jour de la résurrection (cf. Matthieu 28,8).
Mais pour comprendre ce que signifie le fait que la vie chrétienne est marquée par la joie, il faut s'interroger sur l'expérience humaine de la joie. Même si nous ne réussissons pas à la définir de manière exhaustive, nous avons tous pourtant une certaine expérience de la joie. C'est comme un sommet de l'existence, une sensation de plénitude, où la vie apparaît dans sa positivité, comme pleine de sens et digne d'être vécue. Avec Hans Georg Gadamer nous pourrions saisir la joie comme une révélation: «La joie n'est pas simplement une condition ou un sentiment, mais une espèce de manifestation du monde. La joie est déterminée par la découverte que l'on est satisfait.»

Dans l'expérience de la joie, notre quotidien connaît une sorte de transfiguration; le monde se donne à nous et nous entrons dans la joyeuse gratitude: «Le seul rapport de la conscience à la félicité est la gratitude» (Theodor W. Adorno). On est reconnaissant d'être dans la joie. La joie est l'expérience d'une plénitude de sens qui ouvre l'avenir de l'homme, en consentant l'espérance. Elle signale un rapport déterminé au temps: il peut y avoir en effet une joie de l'attente (l'attente de l'arrivée d'une personne chère, l'attente d'une naissance, etc.), une joie pour une présence, et une joie du souvenir (ou, si l'on veut, le souvenir de la joie: lorsque la joie vécue dans le passé est ré-expérimentée dans le souvenir et grâce à lui). La fête, qui est la joie d'être ensemble, rend cela particulièrement évident: quand commence-t-elle et quand finit-elle? Il n'est pas facile de répondre, tant la fête existe déjà dans la joie de celui qui l'attend et la prépare, et qu'elle existe encore dans la joie de celui qui s'en rappelle. Mais la joie, par ailleurs, est liée encore à l'expérience positive de l'autre et de la rencontre avec l'autre. La formule que l'on emploie pour se saluer, dans de nombreuses cultures, est significative: le grec chaîre (littéralement «réjouis-toi») est un souhait de joie au moment de la rencontre avec l'autre; mais aussi le shalom juif (et les termes similaires dans d'autres langues sémitiques) adresse à l'autre le vœu d'une situation dans laquelle il puisse expérimenter la joie.

On peut dire, en somme, que la joie est une expérience qui implique la totalité de l'existence humaine et qui émerge avec force dans les moments d'amour (les joies de l'amitié et de l'amour) et de convivialité (où manger ensemble est la célébration par excellence de la joie de vivre, et de vivre ensemble).
Je crois qu'il n'échappe à personne que, dans l'eucharistie, ces dimensions sont assumées et enracinées en Christ: c'est «avec joie» que le chrétien rend grâce («Avec joie, vous remercierez le Père», Colossiens 1,12) et l'eucharistie est joie dans la mémoire de l'événement pascal, revécu dans l'aujourd'hui et attendu dans son accomplissement eschatologique, quand le Seigneur viendra dans la gloire. Et elle est joie, exprimée en particulier par le «baiser de paix», pour la communion que la présence du Christ crée entre les croyants: «Se voir ensemble les uns les autres, à l'eucharistie, est la source d'une joie débordante» (Jérôme). Cette joie «en Christ» est donc une joie très humaine; elle n'oublie pas les dimensions corporelles et relationnelles de la joie humaine; et elle culmine ainsi dans le repas eucharistique, où le symbole convivial se charge, en Christ, de la dimension de prophétie du banquet eschatologique. La joie chrétienne contient en effet une dimension eschatologique, qui apparaît surtout avec évidence en tant que «joie même dans les tribulations» (2 Corinthiens 7,4; Colossiens 1,24), c'est-à-dire comme une joie qui ne décline pas, même dans les situations de souffrance et d'opposition.
Cela ne veut certes pas dire que le chrétien ne connaît plus les tristesses ou les douleurs qui excluent absolument la présence simultanée de la joie.

Mais cela signifie que la joie chrétienne habite les profondeurs du croyant et qu'elle constitue sa vie cachée en Dieu. C'est la joie indicible et glorieuse (1 Pierre 1,8-9) de celui qui aime le Christ et vit déjà avec lui dans le secret de la foi. C'est la joie que personne ne peut ôter, parce que personne ne peut empêcher le chrétien d'aimer son Seigneur et ses frères, même dans les situations extrêmes: les martyrs sont là pour nous le rappeler. C'est la joie au prix fort de celui qui assume la condition de temporalité et de mortalité et qui fait de son inéluctable descente vers la mort une montée au Père, un chemin plein d'espérance vers le Seigneur, à la rencontre de Celui dont il a tant cherché le visage durant les jours de son existence. Pour cela, la joie du Nouveau Testament est un commandement apostolique: «Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous» (Philippiens 4,4); elle est en effet une dimension dont on peut déjà faire l'expérience, mais elle est aussi une joie à venir, à laquelle consentir, une joie pleine dans la rencontre définitive, face à face avec le Seigneur. Puisqu'il s'agit d'une de ses responsabilités, le chrétien doit s'exercer à la joie, d'une part pour vaincre le spiritus tristitiae qui le menace toujours, d'autre part parce qu'il ne peut pas priver le monde du témoignage de la joie qui jaillit de la foi. C'est la joie des croyants, en effet, qui raconte au monde la gloire de Dieu! Car c'est ceci que demandent les hommes: «Que le Seigneur manifeste sa gloire; et que vous, les croyants, nous fassiez voir votre joie!» (cf. Isaïe 66,5).